21 sept. 2012

TORÉER LES VOITURES DE CALCUTTA


Promenade en terres indiennes (3)
« La réponse de Jean resta incomplète, car, tout en discutant, ils avaient continué leur chemin et s’étaient engagés dans ce qui, à Calcutta, était toujours un exercice périlleux : la traversée d’un carrefour.
D’abord bien sûr parce qu’il ne serait venu à l’idée d’aucune voiture, moto ou vélo de freiner ou de changer de direction à la vue d’un piéton. Peut-être le ferait-il au dernier moment, mais qui aurait envie de mettre sa vie en jeu pour vérifier ? On avait au contraire l‘impression que tout ce qui était en mouvement les visaient : les taureaux fonçaient sur eux. Donc, le piéton devenait matador, se servait d’un vêtement quelconque comme d’une cape, et, sautant d’un espace libre à un autre, toréait le trafic. Dans certains cas, des feux régulaient la circulation et permettaient de traverser, alors que le flux était arrêté. Mais inutile de trop compter là-dessus, ce n’était que l’exception qui confirmait la règle.
Ensuite parce que la trajectoire de tous les véhicules était largement imprévisible et aléatoire. Chaque conducteur suivait sa propre fantaisie, et décidait à tout instant de se porter vers la gauche ou la droite, comme de freiner ou d’accélérer. Le mouvement global était brownien, et relevait de la physique des particules : une démonstration grandeur nature de la dérive entropique et de l’accroissement de l’incertitude.
Donc traverser supposait des qualités de divination : imaginer ce que feraient la voiture bleue qui arrivait de la droite, le scooter blanc qui tentait de la doubler, le bus qui semblait vouloir s’arrêter, … A l’instar des toreros émérites, les plus valeureux auraient sans nul doute mérité les deux oreilles, voire la queue en plus. Ou peut-être deux rétroviseurs et un pot d’échappement ? Bref arriver vivant de l’autre côté était une affaire de professionnels, et une activité qui imposait une concentration extrême et la mobilisation de tous ses systèmes moteurs, conscients comme inconscients. Interdit donc d’y tenir une conversation soutenue. Qui avait déjà vu un toréador se mettre à entrer en discussion en pleine corrida ? »

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