26 oct. 2009

PAULO INVENTE LA MODÉLISATION

Voilà arrivé le temps des vacances de la Toussaint, temps des enfants. Occasion pour moi d'aller me perdre un temps dans mes arbres en Provence, et ce avec mes deux petits-fils. Tous les trois seuls, nous allons nous lancer dans le début de la taille hivernale.
Il m'a donc semblé logique – et aussi commode ! –, de faire une parenthèse sur ce blog en poursuivant mon histoire de caverne commencée en juin, puis en août. Un résumé permettra de resituer où nous en sommes. Si jamais vous trouvez comme une résonance entre cette histoire et ce que je développe sur ce blog, c'est probablement parce que c'est moi qui l'ai écrite aussi…

Histoire de caverne (Saison 3 – Épisode 1)

Rappel (rapide) des saisons 1 et 2 : Nous sommes à l'époque lointaine des cavernes. Après pas mal de démêlés et de luttes fratricides, je viens d'enterrer la hache de guerre avec Johnny, mon grand rival : je me suis concentré sur mon domaine de prédilection, la finance, banque et assurance, lui sur l'innovation technique et l'industrie. De plus nous possédons ensemble un réseau de panneaux d'affichage qui servent de support à notre journal « Ici la Caverne ». Jojo le devin et Paulo le magicien sont eux associés dans P&S, « Prévoir et savoir », société spécialisée dans la prévision et les notes de conjoncture ; ils sont aussi actionnaires minoritaires du réseau d'affichage. Tout allait parfaitement pour nous, mais l'impossible venait de se produire : une femme était venue depuis au-delà du bout du monde et commençait à nous inonder de ses produits. Le temps de la mondialisation venait de sonner (pour plus de détails vous pouvez lire la saison 1 et la saison 2 de mon histoire de caverne).

« Je viens de faire le calcul, commençai-je : nos ventes ont baissé de 5% et surtout les prix ont baissé de 30%. Si cela continue comme cela, nous allons à la catastrophe. »

Autour de moi, ils étaient tous là : Johnny, Jojo et Paulo.

« Mais non pas du tout, répondit Paulo en se levant et en sortant une série de pierres plates couvertes de signes. Je viens de modéliser la situation du marché actuel et son évolution future, nous ne risquons rien.
- Tu viens de quoi ? De madériser le marché ?
- Mais, non, dit-il en éclatant de rire. De le modéliser. Je viens d'inventer ce mot en même temps que cette technique. Il s'agit d'une nouvelle approche de la prévision, beaucoup plus précise et sérieuse. Laissez-moi vous expliquer. Voilà sur cette grande pierre, tous les signes que vous voyez, décrive notre position actuelle. Les lignes sont les produits que Johnny a développé, je les ai regroupé par famille – les roues, les graines, les jeux, …–, pour rendre la lecture plus facile.
- Tu parles, comme c'est plus facile. Je ne comprends même pas ce que veut dire un seul de tes traits.
- Toi, peut-être, mais moi, je comprends. Et ton fils, Thomas aussi. Il va finir magicien celui-là, si cela continue. Donc voilà pour les lignes. Les colonnes, ce sont les mois ou les années. A gauche, le passé, à droite, le futur.
- Le quoi encore ? C'est quoi c'est histoire de passé et futur.
- Le passé, c'est ce qui a eu lieu. Le futur, c'est ce qui n'a pas encore eu lieu. Le passé de demain, si tu veux 
- Mais quel est l'intérêt d'un tel charabia : ce qui est déjà arrivé, je n'y peux plus rien. Et ton futur, comme il n'a pas eu lieu, il n'a pas d'intérêt, non plus. Tu nous fais vraiment perdre notre temps.
- Attends. A partir du passé, je peux savoir ce qui va arriver demain. Car j'ai aussi tenu compte des produits de Jordana. Je sais ce que sera le futur. Il y a une incertitude liée aux aléas du calcul, mais j'ai pu aussi l'évaluer et elle est négligeable. Eh bien, je peux vous affirmer, en tenant de la progression de la demande, de l'élasticité au prix, de l'impact de la nouvelle politique de communication que vous venez de lancer, sans oublier l'arrivée d'une nouvelle lune, dans six mois, plus personne ne voudra acheter les produits de Jordana.
- Tu en es sûr. Et toi, Jojo, tu en penses quoi ?
- Paulo m'avait montré tout cela avant. Je suis allé faire quelques prières, j'ai égorgé deux poulets, tout concorde : Paulo a raison.
- Donc nous n'avons qu'à attendre six mois, c'est cela ?
- Oui, affirma Paulo. Dans six mois, Jordana et ses maudits produits auront disparu.
- Très bien, c'est ce que nous allons faire alors. »

(à suivre)

23 oct. 2009

LA GUERRE ENFIN À DOMICILE OU LE RÊVE À PORTÉE DE MAIN

Quand le couloir du métro résonne étrangement avec les quais de la Seine

Il était près de 20 heures et je rentrais d'un déplacement dans le Nord. Sortie du TGV, métro. Je ne pensais à rien de précis, moment de flottement, décompression. Mon regard flottait sur les murs et les affiches. Brutalement une image m'a saisi, interpellé et, pour tout dire, horrifié : la publicité pour un nouveau jeu vidéo affirmait « La guerre comme si vous y étiez ».

Je regardais autour de moi. Personne n'avait l'air choqué. Quoi, rien de normal, non ? Un jeu qui nous proposait une bonne vraie guerre : plus besoin d'aller en Irak, Afghanistan ou au Soudan. La guerre à domicile, le rêve. Et si jamais cela vous démangeait vraiment trop, vous pourrez partir après vous être entrainé.


Rentré chez moi, je suis allé sur internet me renseigner un peu plus sur ce jeu. La pêche fut fructueuse. Ainsi sur www.jeuxvideo : « Dragon Rising plonge les joueurs au cœur de la guerre… Les joueurs goûteront à l'intensité, à la diversité et à la claustrophobie d'un conflit moderne depuis la perspective unique d'une unité de la marine, d'un pilote d'hélicoptère, d'un officier des Forces Spéciales ou d'un conducteur de char. (…) Dragon Rising souffre de défauts en matière de réalisme et il risque de frustrer nombre d'entre-nous, mais il provoque aussi de jolies montées d'adrénaline, propose de vrais défis et on a envie d'aller plus loin, d'essayer d'autres techniques. ».

Donc si je comprends bien ce que l'on reproche à ce jeu est de ne pas être encore assez réaliste. Afin d'aider les développeurs de jeu, je vais me permettre de faire quelques suggestions :
- Développer des séquences de recueil d'informations avec torture des prisonniers. Ne pas oublier de fournir un casque qui pourra non seulement accroître le réalisme des bruitages, mais surtout provoquer quelques décharges électriques qui rendront beaucoup plus intéressantes les séances de torture,
- Proposer une personnalisation des caractères en autorisant le téléchargement de photos. Ainsi on pourra encore mieux se sentir partie prenante puisque l'on pourra tuer, blesser ou torturer son voisin, le commerçant récalcitrant, ses parents ou son professeur d'anglais,
- Lancer un grand concours qui permettra aux gagnants de participer à la guerre de leur choix. Ceci pourrait aussi alors être repris dans une série de télé-réalité. Le titre pourrait être : « Gagner le droit d'aller tuer en vrai »
Si vous pensez que j'exagère, aller jeter un coup d'œil sur les vidéos présentant ce jeu (présentation du jeu, extrait du jeu).

Avec un peu de « chance », ces guerriers virtuels pourront donc passer aux actes et seront les bourreaux demain de nouvelles femmes des ghettos d'Afrique, Amérique ou Asie. Et nous pourrons à nouveau faire une exposition sur les quais de Seine et prolonger la magie actuelle de ces poses lascives.

Je vois en effet comme une résonance entre ces deux images : celle de ce guerrier que l'on nous suggère de devenir, celle de cette femme qui s'endort à la musique de nos balles.

Décidément nous vivons un drôle de monde…

22 oct. 2009

L’ENTREPRISE DÉCIDE AUSSI POUR SURVIVRE

Décider pour survivre (3)

On retrouve la même articulation entre survie et décision pour une entreprise :
- La survie de l'entreprise est d'abord liée au respect d'équilibres de base qui la sous-tendent et régulent son biorythme : flux de trésorerie, flux de produits, systèmes de paiement multiples, système d'information et de communication… Ceux-ci fonctionnent sans l'intervention directe de la Direction Générale : ils sont pris en charge par des systèmes locaux, et souvent en partie automatisés. Que l'un d'eux se bloque, tout s'arrête et il devient urgent de rétablir le bon fonctionnement, et ce parfois avec mobilisation jusqu'à la Direction générale. Imaginez par exemple un blocage de la plateforme logistique d'une entreprise de distribution…
- Elle peut aussi se trouver mise en péril par des événements externes : défaillance d'un client majeur, lancement d'un nouveau produit concurrent, modification du cadre réglementaire,… Quelques questions à se poser : comment l'entreprise sait-elle que sa survie est menacée ? À l'instar de nos cinq sens et des prétraitements des processus inconscients, a-t-elle mise en place un système d'alerte ? Quel est ensuite la connexion entre ce système et les processus de décision ?
- Enfin, elle peut aussi être impactée par des menaces qui ne portent pas directement sur elle, mais sur ses proches, sa tribu, son espèce en quelque sorte. Ce sont ses fournisseurs, ses clients, ses partenaires, ce qui correspond à sa famille. Plus largement, on va trouver les entreprises qui appartiennent à la même activité, notamment celles soumises au même droit social. L'entreprise peut-elle se désintéresser de ce qui se passe dans son secteur et qui pourrait à terme modifier les conditions d'exercice de son métier (droit social, législation sur l'environnement,…) ?

Ainsi à la question « Pourquoi décide-t-on ? », la réponse est souvent parce que l'on est contraint, parce qu'il faut survivre.

21 oct. 2009

SURVIE ET DÉCISION INDIVIDUELLES SONT INDISSOCIABLES

Décider pour survivre (2)

Pour nous, c'est la même chose… en moins simple : nous avons bien des « lois », mais elles ne sont pas aussi claires, leur emboîtement moins parfait, et les risques de blocage mental sont multiples.

Premier cas de figure : pour une raison ou une autre, votre corps dysfonctionne et votre survie personnelle est menacée. Par exemple : vous avez du mal à respirer, ou vous êtes dans une pièce dont la température est trop élevée, ou encore vous n'avez pas bu depuis une journée ou plus. Quelle que soit la situation, une chose est sûre : vous ne pourrez plus penser à quoi que ce soit d'autre à part trouver une solution à ce problème. Plus la situation se dégradera, plus votre attention sera focalisée pour trouver une solution. Vous ne pourrez pas ne pas décider de vous en occuper. Première loi de la robotique.

Autre cas de figure, votre survie personnelle est mise en jeu par un événement extérieur à votre corps : un lion vient de surgir et ferait bien de vous son prochain déjeuner, vous êtes tombé dans une rivière dont le débit est torrentiel ou un projectile non identifié se dirige directement vers vous. Prenons le cas du lion. Vous allez analyser le rapport de force et prendre la décision de combattre ou fuir, et fuir en l'occurrence s'il s'agit d'un lion. Ce type de décision est géré par ce que l'on appelle le cerveau reptilien qui est la forme la plus ancienne du cerveau et se retrouve chez les animaux (d'où l'expression de reptilien). Dans ce cas-là, il s'agit certes d'une décision, mais d'un mode extrêmement primaire, car elle se limite à la gestion de cette option simple « combattre ou fuir ». Le cerveau reptilien ne laisse aucune place à la subtilité, il ne sait pas négocier.

Mais comme vous n'habitez plus la jungle et que, le plus souvent, ce ne sont pas des lions à qui vous avez à faire face, ce type de réponse « combattre ou fuir » est inadapté, car de nombreuses autres options sont possibles : alliances, modifications du périmètre, … En mobilisant les parties plus sophistiqués de votre cerveau, vous allez inventer des nouvelles solutions. 
Quelle que soit la solution trouvée, le mécanisme qui sous-tend la prise de décision est la survie : c'est parce que votre survie individuelle était en jeu que vous avez agi.

Compliquons la situation : votre survie personnelle n'est pas en jeu, mais celle d'autres humains oui, et cette menace immédiate vous est visible. Cela peut être des membres proches de votre famille, ou des amis, ou des inconnus. Plus ils vous seront proches, plus vous ressentirez le besoin irrépressible d'intervenir.
S'il s'agit de nos enfants, notre cerveau limbique, la deuxième couche, va nous pousser à leur procurer nourriture et protection. C'est lui aussi qui va nous pousser à défendre nos congénères, à assurer la survie de notre espèce. 
Si ce ne sont pas des proches, mais des inconnus, plus vous pourrez vous projeter dans la situation, plus vous vous sentirez aussi poussé à agir. Par exemple, si ce que vous voyez sont les images du tsunami en Thaïlande, pays où vous avez passé vos dernières vacances, cela vous impliquera beaucoup plus que les ravages d'une guerre dans un pays d'Afrique Noire où vous n'êtes jamais allés, ainsi qu'aucun de vos amis. Résultat, un bel élan de mobilisation pour la Thaïlande – et heureusement ! – et une belle indifférence pour l'Afrique. 

Injustice des neurones miroirs qui ont cette capacité à nous faire entrer en émotion synchrone. Vous pouvez constater leur puissance lors des effets de foule dans un stade : c'est un grand moment d'émotion synchrone pendant lequel tout le monde se lève et crie en même temps. Allez sur un stade et essayez de ne pas suivre les mouvements de foule : c'est possible, mais cela va vous demander de mobiliser puissamment votre énergie autonome personnelle.

Ainsi survie et décision sont intimement liées.

(à suivre)

20 oct. 2009

LES TROIS LOIS DE LA ROBOTIQUE

Décider pour survivre (1)

J'ai toujours aimé les livres de science-fiction, et singulièrement ceux d'Isaac Asimov. Parmi la longue liste de ses écrits, figure toute une saga de la robotique construite autour des lois que doivent suivre les robots. Ces lois sont au nombre de trois :
- Première loi : Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, en restant passif, permettre qu'un être humain soit exposé au danger.
- Deuxième loi : Un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi.
- Troisième loi : Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n'entre pas en conflit avec la première ou la seconde loi.
Ainsi la vie d'un robot est simple et ses décisions sont guidées par un emboitement mettant au sommet la survie des hommes, puis la sienne. Donc pas trop d'état d'âme au moment du choix.

A l'occasion d'un livre dans lequel un robot tuait un homme, Asimov est venu ajouter une loi 0 qui place ou tente de placer la sécurité de l'humanité avant celle d'un individu. Avec la loi 0, tout se complique, car elle ouvre le champ à l'interprétation : où commence la sécurité de l'humanité, et comment être sûr que la vie d'un humain précis va la mettre en péril ? Il n'y a pas de réponses simples à cette question, et, voilà nos robots se trouvant à faire face à la difficulté de la prise de décision. Ce type de choix est tellement peu clair qu'un robot ne va pas s'en remettre, et, face à l'incapacité à décider, se bloquer.

Pour nous, c'est la même chose… en moins simple : nous avons bien des « lois », mais elles ne sont pas aussi claires, leur emboîtement moins parfait, et les risques de blocage mental sont multiples.

(à suivre)

19 oct. 2009

(UN HOMME + UN HOMME)/2 = UN HOMME ?

L'efficience et la compréhension commune ne se construisent pas au travers d'équations

En prolongeant les propos tenus par le mathématicien Nicolas Bouleau sur les limites des mathématiques (voir « Une modélisation est toujours une interprétation ») et en les simplifiant, appliquer les mathématiques aux comportements humains pose plusieurs problèmes :
  1. Ceci présuppose qu'un comportement est « sommable » avec un autre, que « (1 homme + 1 homme) /2 = 1 homme », ce qui est faux : aucune situation n'est identique et on ne peut pas quantifier comment et de combien elle diffère.
  2. Le comportement humain est régi par le jeu des interprétations individuelles et collectives (voir mes articles relatifs à ce thème). Celles-ci ne sont pas fixes, mais fluctuantes. De plus elles sont influencées par les mesures prises. On ne peut pas s'extraire de cette boucle de rétroaction.
  3. Finalement la modélisation est d'abord l'expression de l'interprétation de celui ou de ceux qui la font.
Il ne faut pas en déduire qu'il faut jeter au panier tous les calculs économiques et toutes les modélisations. Simplement, il s'agit de rester conscient de leurs limites et de ne pas les prendre comme des tables de la loi. Nicolas Bouleau termine son article (PCM n°10/2008) en disant : « Il vaut mieux dès maintenant laisser la place à des accords politiques ».

Pour ma part plutôt que de faire référence à la politique, je pense qu'il faut laisser la place à la réflexion et à l'intelligence, individuelle et collective. Il faut trouver et retrouver ce que François Jullien appelle efficience et commun (voir « Le grand général remporte des victoires faciles » et « Notre recherche de l'uniforme : vive l'heure de pointe ») :
Savoir faire le vide et se voir de l'extérieur : comment autrement pourrions-nous faire le tri entre nos interprétations et trouver celles qui s'appuient sur de vrais courants de fonds ?
Repérer les potentiels de situation : Derrière les apparences d'immobilités et de solidité, se cachent les mouvements de demain. Où sont ces barrages, ces retenues d'eau qui vont être les moteurs futurs ?
S'intéresser à ce qui pousse : La vraie croissance n'est pas spectaculaire, mais lente et régulière, aussi le regard est-il attiré par le spectaculaire, et oublie ce qui grandit quotidiennement. Or, on ne peut pas faire pousser plus vite un arbre en lui tirant dessus, on peut simplement l'aider à grandir.
Se confronter dehors et dedans pour construire du collectif : Le commun ne se décrète pas, ni s'impose. Il est le fruit d'une compréhension commune. Celle-ci part de nos différences, de ces écarts qui sont sources d'enrichissement. Cette construction d'une compréhension commune passe par la confrontation (voir mes articles relatifs à ce thème)

17 oct. 2009

"LA MAMAN DES POISSONS, ELLE EST BIEN GENTILLE"

Quand Boby Lapointe joue sur les mots

Les mots ne structurent pas seulement notre communication, mais aussi toutes nos pensées et interprétations : nous pensons au travers de nos mots.
Du coup, jouer sur les mots est une gymnastique essentielle. Boby Lapointe est un excellent entraineur dans ce domaine !

16 oct. 2009

« LA SOLUTION N'EST PAS DANS LE COMPROMIS, MAIS DANS LA COMPRÉHENSION »

Patchwork tiré de « De l'universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures » de François Jullien

Poursuite du parcours au sein des écrits de François Jullien avec un arrêt sur ce livre paru en 2008, livre dans lequel il mène une réflexion sur les différences entre universel, uniforme et commun, ce en s'appuyant sur les écarts entre culture européenne et asiatique.

Les différences entre universel, uniforme et commun
« Entre l'universel et l'uniforme : le monde paraît aujourd'hui les confondre… Celui-ci n'est plus l'Un éminent, transcendant, mais l'un réduit, complètement amorti, aride, de la régularité conforme et de la série… L'uniforme est un concept, non de la raison, mais de la production – tel est le standard ou le stéréotype. Il relève, non pas d'une nécessité, mais d'une commodité : moins couteux, parce que produit en chaîne. »
« Comme l'universel a pour opposé l'individuel ou le singulier, l'uniforme a pour opposé le différent… L'uniforme impose ses standards comme le seul paysage imaginable, et sans même sembler l'imposer. De là sa dictature discrète… Il envahit l'imaginaire : Harry Potter ou Da Vinci Code… On souligne de tuiles vernissées et, pourquoi pas, de dragons rampants, pout faire quand même un peu chinois. »
« Le commun est ce à quoi on a part ou à quoi on prend part, qui est en partage et à quoi on participe… L'universel s'édicte ou mieux de prédicte, en amont de toute expérience, le commun, quant à lui, qu'il se reconnaisse ou bien se choisisse, s'enracine au contraire dans l'expérience… Le commun a pour opposé le propre ou le particulier. »

Les différentes appartenances et identités

« En même temps qu'il n'est de science, ou de logos, que de l'universel, le logos devenant le discours de la science, c'est seulement individuel, à l'opposé, qui existe effectivement… C'est cet homme-ci que je soigne et non pas l'homme en général. Tel est le dilemme (et le trauma) dans lequel on voit prise de la pensée européenne… L'existence est faite des individuels, tandis que la science porte les universels. »
« Avec le statut de citoyen romain se surimpose à la diversité des lieux, des peuples, des mœurs, des religions, une même forme institutionnelle et juridique... On possède à la fois une patrie géographique et une patrie de droit : l'une est celle où nous sommes « nés », l'autre est celle qui nous a « accueillis ». »
« Il n'a pas vécu ni parlé avec le Christ, il ne l'a même jamais rencontré... Parlant grec, Paul branche du même coup le message évangélique sur cette langue exercée à parler l'universel qu'est le logos des Grecs détaché de sa gangue mythique... Non seulement il bénéficie à titre de médium de la langue la plus répandue d'un bout à l'autre du monde romain et qui favorise ainsi sa diffusion, mais il trouve aussi cette ressource, favorisant son intelligence, qui est d'exploiter la langue de la philosophie... Il n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni mâle ni femelle, car tous vous ne faites qu'un dans Jésus-Christ. »

Les droits de l'homme
« L'universalisme qu'a prôné l'Europe n'a été, en fait, que l'universalisation de son propre culturalisme. »
« Les occidentaux les posent, et même les imposent, comme devoir être universel, alors qu'il est manifeste que ces droits sont issus d'un conditionnement historique particulier. »
« Les droits de l'homme sont à l'évidence le produit d'une double abstraction (occidentale). À la fois des « droits » et de l' « homme »… En évacuant toute dimension religieuse, en défaisant le groupe, en refusant toute hiérarchie préétablie (puisque l'égalité y est posée en principe de base), et d'abord en coupant l'homme de la « nature », le concept des droits de l'homme trie et prend parti dans l'humain. »
« En Inde, il n'y a pas isolation de « l'homme ». Ni vis-à-vis des animaux, ni vis-à-vis du monde, ni vis-à-vis du groupe... À travers le dharma, c'est la totalité de l'enchaînement des êtres qui est en cause... Ce à quoi enjoint la notion est plutôt d'avoir à trouver sa place dans cet environnement global, participant ainsi à la grande fonction métabolique de l'univers... Quand la liberté est le dernier mot la pensée européenne, l'Extrême-Orient, en face d'elle inscrit l' « harmonie » »
« Cette légitimité (des droits de l'homme) viendrait-elle de ce que la pensée européenne qui a porté les droits de l'homme exprime effectivement un progrès historique... Outre que cette justification vaut accusation, au moins tacite, de toutes les autres cultures, sa critique tombe sous le sens, y compris de l'ethnocentrisme le plus obtus : car au nom de quoi jugerait-on d'un tel progrès si ce n'est déjà au sein d'un cadre idéologique particulier ? Ces objections suffisent à montrer que toute justification idéologique d'une universalité des droits de l'homme est sans issue : la prétention à l'universalité des droits de l'homme ne me paraît défendable, à vrai dire que d'un point de vue logique... Dès lors qu'il y a l'homme qui est en cause, un devoir être imprescriptible, a priori apparaît… Ils sont un instrument irremplaçable, en revanche, pour dire non et protester : pour marquer un cran d'arrêt dans l'inacceptable, caler sur eux une résistance... Comment fixer précisément ce « minimum » de façon transculturelle qui ne soit pas nécessairement relative ? »

Le commun produit de la compréhension
« Aussi l'intelligence est-elle bien cette ressource commune, toujours en développement ainsi que indéfiniment partageable, d'appréhender des cohérences et de communiquer entre elles. »
« La solution, autrement dit, n'est pas dans le compromis, mais dans la compréhension. La tolérance entre valeurs culturelles, elle dont on ne cesse de dire aujourd'hui l'urgence entre les nations, ne doit pas venir de ce que chacun, personne ou civilisation, réduirait la prétention de ses propres valeurs ou modérerait son adhésion à leur égard, ou même « relativiserait » ses positions. »
« Une telle tolérance ne peut venir que de l'intelligence partagée... Chacun s'ouvre également, par intelligence, à la conception de l'autre… L'écart que nous constatons entre ces langues ouvre effectivement d'autres possibilités pour la pensée »

Les écarts et les différences comme sources d'enrichissement

« Parce que sa langue ne décline ni ne conjugue, qu'elle n'est pas contrainte de trancher entre genre, entre temps, entre modes et pas même entre le pluriel et le singulier, qu'elle n'a pas formalisé le rapport prédicatif et qu'elle est quasiment sans syntaxe, la Chine est plus apte à dire, (penser) n'ont pas l'essence de la détermination, mais le flux, l' « entre », l'impersonnel, le continu, la transition. »
« En faisant entendre dans le dia du dia-logue, la distance de l'écart, entre cultures nécessairement plurielles, maintenant en tension ce qui est séparé... Chacun dans sa langue, mais en traduisant l'autre... Si la communication se fait dans la langue d'un des partenaires, ou sans que l'autre langue soit en même temps entendue, la rencontre de ce seul fait est biaisée, s'opérant sur le terrain de l'un des deux. »
« En ne cessant jamais d'emprunter et de réinterpréter, d'une langue à l'autre, l'Europe s'est fécondée, s'est renouvelée, – s'est inventée... Si traduire est penser, penser c'est toujours aussi, d'une certaine façon, traduire. »

15 oct. 2009

« UNE MODÉLISATION EST TOUJOURS UNE INTERPRÉTATION »

Quand un mathématicien se penche sur les limites de l'application des mathématiques à l'économie des risques

Dans le numéro 10/2008 de PCM (revue des Anciens de l'École Nationale des Ponts et Chaussées), Nicolas Bouleau, mathématicien (*), a écrit un article sur les limites de la mathématisation appliquée à l'économie. Dans cet article, il disait vouloir « mettre l'accent sur certains aspects de la crise financière pour tenter de dégager des enseignements plus profonds et plus généraux liés au rôle des mathématiques dans la représentation des risques. ».
Voici une promenade partielle et partiale dans cet article :

Ne pas mélanger les choux avec les carottes
« L'opération qui consiste à probabiliser une situation est fondamentalement une éviction, un effacement du sens. »
« Elle est largement problématique pour tout ce qui concerne le comportement des humains. L'analyse des risques est nécessairement compréhension d'interprétations. »
« A la limite on a tendance à penser de la même façon un prêt hypothécaire dans l'Iowa ou le Kansas et un crédit à New York sur Madison avenue s'ils sont tous deux bien notés. »
« Comme la théorie mathématique est de loin en avance sur les données, on applique des méthodes sophistiquées à des hypothèses vagues dont on oublie au fur et à mesure des calculs la grossièreté des estimations. »

Ne pas appliquer les mathématiques à ce qui n'est pas quantifiable 
« Ramener un risque à une distribution de probabilités de montants monétaires revient à gommer la majeure part des difficultés. C'est faire confiance à la mathématisation comme approximation comme s'il s'agissait de la réalité physique alors qu'il est question de signification dont la subjectivité s'infiltre dans toutes les relations sociales des agents. »
« On n'est pas dans un processus d'approximation comme d'habitude en mathématiques appliquées avec les méthodes de discrétisation ou d'éléments finis. Ce sont des interprétations, donc du sens, que l'on transforme en nombre. » 
« Toutes ces méthodes ont le défaut inné de considérer que le processus interprétatif est clos. Or bien au contraire, loin d'être figé, il est en émergence permanente. »
« C'est la marque d'un positivisme plus ou moins inconscient qui ne voit pas malice à appliquer aux affaires humaines les méthodes en usages dans les sciences de la matière. »

Ne pas simplement dépendre de ses propres hypothèses
« Une modélisation est toujours une interprétation. »
«  En mathématisant les risques financiers, on ambitionne de modéliser toutes les interactions possibles d'une situation. Autrement dit, tant qu'il y aura des observateurs qui feront des lectures imprévues des phénomènes économiques, les risques ne se laisseront pas complètement quantifier. »
« La modélisation atteint maintenant ses limites, on ne parvient pas à un discours objectif ou intersubjectif en ce qui concerne les anticipations des acteurs (économiques et politiques). On bute sur l'interprétatif. Le jeu est à intérêts divergents et chacun réinterprète à chaque instant en fonction de ses intérêts propres. »
« La modélisation mathématique des risques doit avoir la modestie de rester dans les limites qui lui sont imposées par la possibilité laissée à l'intelligence humaine de découvrir des compréhensions nouvelles. »

(*) Nicolas Bouleau, mathématicien, est professeur à l'École des ponts et est spécialiste des produits dérivés

14 oct. 2009

« LE GRAND GÉNÉRAL REMPORTE DES VICTOIRES FACILES »

Patchwork tiré de « Conférence sur l'efficacité » de François Jullien

Pourquoi faut-il faire le vide et prendre du recul ?
« Passant par la Chine, j'y trouve là un point d'écart, ou de recul, pour remettre en perspective la pensé qui est la nôtre, en Europe. Car, vous le savez, une des choses les plus difficiles à faire, dans la vie, est de prendre du recul dans son esprit. Or la Chine nous permet ainsi de remettre à distance la pensée d'où nous venons, de rompre avec ses filiations et de l'interroger du dehors »
« De détour en retour » 
« Éclairer de biais, à partir du dehors chinois, les choix implicites, enfouis, qui ont porté la raison européenne. »

Est-ce que ce que je ne peux pas modéliser est pour autant incohérent ?
« Clausewitz, au début du XIXe siècle, Clausewitz, pensant la guerre, fait le constat de ce que la pensée (en Europe) a échoué à penser la guerre… Car modéliser, à la guerre, ne peut se faire qu'à partir d'une expérience antérieure – ce qui nous met fatalement en porte-à-faux avec le renouvellement de la situation. »
« La France a préparé en 1914 la guerre de 1870. »
« La guerre ne se passe pas finalement comme on l'avait envisagée et préparée, comme on l'avait modélisée. La question pourra donc être reformulée ainsi : la guerre, qui est cet inmodélisable, est-elle pour autant incohérente ? »

Qu'est-ce que le potentiel de situation ?
« Ces sont les notions d'une part de « situation », « configuration », « terrain », et, d'autre part, de ce que je traduirais par « potentiel de situation ». Le stratège est ainsi invité à partir de la situation, non pas d'une situation telle préalablement je la modéliserais, mais bien de cette situation-ci dans laquelle je suis engagé et au creux de laquelle je tente de repérer où se trouve le potentiel et comment l'exploiter. »
« La guerre, à chaque étape, apparaît bien toujours le produit du potentiel de situation »
« Car la pensée chinoise a pensé, non le but et l'aboutissement, mais l'intérêt ou le profit, li. Si ce profit est recherché à l'échelle du monde, il fait le sage ; à une échelle réduite, et dans un rapport antagoniste, il fait le stratège… Ils tendent à chaque fois à tirer parti de la situation, érigée en dispositif. »
« Je ne me fixe pas de but, car celui-ci serait une entrave au regard de l'évolution de la situation ; mais j'exploite une disposition »
« Il repère, détecte, à même la situation, les facteurs qui lui sont favorables, de façon à les faire croître ; en même temps qu'à faire décroître ceux qui seraient favorables à son adversaire. »
« De sorte que, quand il engage le combat, comme il a déjà gagné, les gens ne pourront que dire : c'était facile, c'était joué d'avance ; et croient qu'il est sans mérite. »
« Le grand général remporte des victoires faciles (…) car il a si bien su détecter le potentiel de situation, a si bien su favoriser les facteurs favorables, que, quand il engage enfin le combat, eh bien, oui, c'est « facile ». »

Voit-on les plantes pousser ?
« Méditer la poussée des plantes : Ni volontarisme, ni passivité ; mais, en secondant dans le processus de poussée, on tire parti des propensions à l'œuvre et les porte à leur plein régime. »
« Comme est indirect de biner au pied de la plante pour la faire pousser. »
« On ne voit pas la plante pousser. »
« La grande stratégie est sans coup d'éclat, la grande victoire ne se voit pas. »

Quelles différences entre action et transformation ?
«  Parce qu'elle est locale, momentanée, renvoyant à un Moi-sujet, l'action se démarque du cours des choses. »
« La transformation est (…) globale, (…) s'étend dans la durée – elle est progressive et continue, (…) procède discrètement par influence, (…) la transformation ne se voit pas. On ne voit que les résultats. On ne voit pas le fruit en train de murir. »
« En Chine, le contrat signé n'arrêtait pas pour autant l'évolution : le contrat demeurait en transformation. »
« Si je n'ai rien sur quoi m'appuyer, pas le moindre facteur favorable, pour me laisser porter ? Eh bien, je ne fais rien. »

13 oct. 2009

ATTENTION À LA FORCE DES MOTS

Homosexuel et PD ne sont pas des synonymes

Je n'ai pas sur ce blog pour habitude de commenter l'actualité directe, ni d'intervenir dans les polémiques en cours. Je vais faire une exception, car la polémique autour de Frédéric Mitterrand est symptomatique de l'importance des mots et des fausses interprétations qu'ils peuvent déclencher.
Pourquoi ? Parce qu'au cœur des échanges, il y a la confusion entre homosexualité et pédophilie. Or comment appelle-ton communément les homosexuels ? Des PD. Que veut-dire PD ? C'est le diminutif pour pédéraste. Pédéraste est plus fort que pédophile, puisque la terminaison « eraste » vient du verbe grecque qui veut dire aimer au sens fort, c'est-à-dire de façon amoureuse (to love en anglais), alors « phile » vient lui du verbe aimer au sens faible (to like en anglais) 


Or le mot pédéraste ne fait en aucune façon référence à l'homosexualité, c'est étymologiquement tout adulte qui est amoureux d'un enfant. Donc aussi bien un homme avec une fillette, ou une femme avec un enfant, garçon ou fille. La pédérastie ou la pédophilie ne sont en aucun cas l'apanage des homosexuels : il suffit de voir le nombre d'affaires d'incestes dans lesquelles des pères ont abusé de leur fillette pour s'en convaincre.
Alors pourquoi appeler des homosexuels des PD ? Il n'y a pas plus de raisons de les appeler ainsi que n'importe quel hétérosexuel. Essayez d'appeler ainsi un quidam quelconque et vous allez voir sa réaction… Le fait d'avoir laissé s'installer cette appellation et de ne pas s'être révolté contre en dit long de nos interprétations et de nos préjugés collectifs : à force d'entendre appeler des homosexuels des PD, nous nous attendons à ce qu'ils soient pédophiles. Or ce n'est pas le cas !
Les mots que nous employons structurent nos interprétations : nous pensons par eux, nous associons souvenirs, présent et futur au travers d'eux, nous les chargeons de notre vécu (voir «  A coup de mots, nous interprétons le monde » et « Il est impossible de se faire comprendre »)

Dans son intervention sur TF1, Frédéric Mitterrand, dans sa défense (rien que le fait que l'on en soit à parler de défense montre la portée et le danger de l'amalgame fait), a commis une autre maladresse de vocabulaire : il a parlé de garçon. Dans son vocabulaire personnel, le sens qu'il met à garçon est seulement celui de personne de sexe masculin. Malheureusement, communément, quand on parle de garçon, la plupart pense à de jeunes enfants. Ce décalage ne va rien arranger…
Enfin quant à la Thaïlande, tout personne qui y est allé – ce qui est mon cas –, aura vu que si malheureusement, le commerce du sexe y est très répandue, il concerne d'avantage celui de très jeunes filles que de jeunes garçons…
Donc faisons attention, une fois de plus, aux mots que nous employons : ils sont porteurs de sens, forment et déforment nos interprétations. Les homosexuels ne sont pas plus des PD que les hétérosexuels ne le sont. Appeler les homosexuels des PD, c'est entretenir la confusion, et cacher implicitement que la pédophilie est très largement d'abord un drame hétérosexuel.




12 oct. 2009

IL FAUT AUSSI RÉMUNÉRER LE CALCUL MENTAL

Ayons l'intelligence de ne pas limiter l'expérimentation aux seuls lycées professionnels

Une expérimentation est en cours dans plusieurs lycées professionnelles de la Région Parisienne. Elle consiste à rémunérer les classes dont les élèves seront assidus en cours.

Les media se sont fait largement l'écho de cette initiative. Les discussions ont largement porté sur la pertinence ou non de faire rentrer nos enfants si tôt dans la société marchande et de les payer pour ce que d'autres considèrent comme une chance, l'éducation.

Je ne vais pas personnellement entrer dans ce débat, mais simplement signaler que les promoteurs de cette idée devraient étendre celle-ci dans plusieurs directions, de façon à en tester vraiment la pertinence.

D'abord en direction des maternelles. Je propose que l'on teste une idée émise en son temps par Sylvie Joly. Dans ses débuts, elle avait un sketch où elle incarnait une directrice de maternelle. Par tous les moyens, elle cherchait à préparer les enfants aux aléas de la vie qui les attendait. Notamment, tous les jours, les parcours pour atteindre leur déjeuner et leur goûter changeaient et étaient semés d'embûches. Ainsi, disait-elle, les enfants apprenaient que plus tard, tout serait difficile, et qu'ils allaient devoir peiner pour gagner leur vie.
Comme souvent les humoristes savent mettre le doigt sur de vraies idées. Celle-ci permettrait de former dès le début nos enfants à lutter contre la routine et de la facilité.


Ensuite, nous avons dans les écoles une déficience dans les mathématiques et le calcul mental. Un des problèmes est le côté théorique et désincarné des calculs demandés. Ce ne sont que des stylos ou des crayons qu'il faut regrouper et compter, des baignoires qui fuient ou autres objets ésotériques. Pourquoi ne pas prendre des exemples venant de la vie quotidienne et de, là aussi, rémunérer les élèves en fonction de leur performance.
Comme les mécanismes de notre société reposent largement sur la rémunération des intermédiaires (on retrouve ce principe aussi bien dans le commerce légal qu'illégal, dans la finance et l'immobilier, dans tous les trafics locaux comme internationaux), on pourrait par exemple dire que tout élève touchera x% de la somme de tous les calculs exacts qu'il aura effectué.
On fera ainsi deux pierres d'un coup :
- Il sera incité à calculer juste, et donc à apprendre ses tables de multiplication et de division. 
- Il comprendra par lui-même un des mécanismes-clés de notre société.
Notons que l'on pourrait organiser un débat à l'Assemblée Nationale sur le bon taux de commission à accorder aux élèves. Ce serait un débat riche et passionnant en perspective.

Voilà donc deux idées simples et faciles à tester. Elles permettraient de donner une vraie ampleur à l'expérimentation. Elles sont évidemment encore à compléter, et je suis tout à fait conscient de leur côté encore trop partiel.




9 oct. 2009

NOUS AIMONS TROP LES LIVRES DE RECETTES DE CUISINE


Nous parlons de l'incertitude, mais nous ne l'intégrons que rarement dans nos actes

Imaginez que je pose la question suivante dans un sondage : « L'incertitude est-elle certaine ? ».

A coup sûr (je suis conscient du côté paradoxal d'affirmer que l'on est sûr d'une réponse à une question qui dit que l'incertitude est certaine. Si je suis logique avec ma propre question, je devrais admettre que la résultat est incertain…), un nombre très significatif répondrait « oui, évidemment ! ». Je suis même prêt à parier que, si l'échantillon est composé de dirigeants, le oui deviendra quasi-unanime : ils ont « payé » pour savoir que l'incertitude est certaine !

Maintenant si j'observe nos actes quotidiens, et singulièrement ceux des dirigeants, qu'est-ce que je vois : le refus de l'incertitude, la volonté de prévoir et encadrer, la demande de business plans détaillés, le contrôle a priori, la suppression des marges de manœuvre et des dépenses non affectées…

Nous parlons de l'incertitude, mais ce que nous aimons toujours ce sont les recettes de cuisine : quoi de plus sécurisant que de voir tout écrit, tout décrit, tout prévu. Sur un livre de cuisine, on a la photographie du résultat, la liste des ingrédients à réunir, la description de tout le mode opératoire. Et ce qui distingue un bon livre d'un autre, c'est le fait qu'il est effectivement possible et facile de suivre les indications, et que le résultat final sera bien conforme à la photographie.

Voilà le monde dont nous rêvons : un monde où tout pourrait être prévu et organisé comme dans un livre de cuisine. Ah si seulement, il y avait des recettes toutes faites pour la vie de tous les jours... Car, décidément, nous avons peur des grands espaces, du vide, de la liberté absolue.

Il faut que nous comprenions que nous ne pouvons pas comprendre ce qui va se passer… et n'en tirer aucune compréhension supplémentaire : acceptons cela, lâchons-prise et agissons en conséquence.

8 oct. 2009

AU SECOURS ! LES ASCENSEURS DISPARAISSENT EN MONTANT

Une métaphore du descenseur social ?

Assis dans le hall d'accueil de cette entreprise, j'attends mon interlocuteur. Je saisis un journal. Mon regard vagabonde et erre entre les mots du journal et le décor qui m'entoure.

Face à moi, des cages d'ascenseur. Mes yeux montent le long des colonnes de l'article et le long de celles de l'ascenseur. Et là surprise ! Au-dessus des portes d'entrée de l'ascenseur, des fenêtres : voilà des ascenseurs qui disparaissent vers le haut !
Où vont les ascenseurs quand ils montent ? Peut-être sautent-ils un étage et vont-ils directement au second étage ? Mon regard continue donc à monter. La réponse est non : au deuxième étage, à nouveau, des fenêtres. Je vois clairement au travers d'elles : il n'y a pas d'ascenseur derrière. Que se passe-t-il ? 
Peut-être suis-je dans une entreprise tellement créative qu'elle a demandé à avoir des ascenseurs courbes ? Peut-être qu'en montant, ils s'incurvent et pénètrent dans les profondeurs du bâtiment. Ou, alors n'est-ce qu'un décor, un trompe-l'œil original, l'invention d'un décorateur en mal d'idée ?
J'en suis là de mes rêveries quand une des portes de l'ascenseur s'ouvre et que deux personnes en sortent. Donc pas de doute, ce n'est pas un décor.

Je regarde un peu mieux ce qui s'affiche sur le panneau des ascenseurs et la banalité de la réponse s'impose à moi : ces ascenseurs ne montent jamais, mais descendent dans les étages inférieurs. Car ce bâtiment est trompeur : le rez-de-chaussée est certes au niveau de la chaussée, donc pas de mensonge, mais il y a des niveaux de bureau en-dessous, une sorte d'iceberg. 
Est-ce à dire que cette entreprise dispose de ressources cachées et qu'il y a là une forme de message ? Je ne sais pas. 
Ou alors est-ce une expression physique de ce descenseur social que l'on dit à l'œuvre ? Est-ce pour affirmer que l'on ne peut que descendre ? Que monter c'est s'enfoncer ?
Je ne sais pas... Comme quoi, des tréfonds quasi-métaphysiques peuvent surgir d'une banale observation.
Heureusement je suis sauvé de mes abîmes mentaux par l'arrivée de mon interlocuteur.

PS : La photo ci-jointe a été prise sur place et reproduit donc fidèlement ce que je pouvais voir.

7 oct. 2009

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

Nous sommes malades du temps (3)

Ce futur est donc mis en équation, modélisé dans des tableurs, vendu et revendu n fois à la bourse et entre financiers.
Or, c'est en fait l'incertitude qui domine, et rien n'advient comme cela a été prévu et vendu. Aussi, court-on encore plus vite pour essayer de faire coller le présent réel au présent tel qu'imaginé. 
Sinon, c'est le crash ! La crise actuelle est un peu comme un trou noir de notre espace-temps économique, comme une déchirure par laquelle s'enfuient nos espérances.
Il est donc urgent et indispensable de repenser notre relation au temps et là aussi de lâcher-prise et d'apprendre à ne pas nous laisser emporter par cette folie collective : non, un salon de coiffure ne va pas fermer s'il manque une innovation.

Tout ceci est symbolisé par l'expression « perdre du temps ». Partout autour de moi, je n'entends que cela : « Il ne faut pas que je perde mon temps », « Tu me fais perdre mon temps », « Quelle perte de temps », « Je reviens de cette réunion et j'y ai perdu mon temps »… Cette expression est sur toutes les lèvres et, au bestseller des lieux communs, elle est probablement dans le peloton de tête.
Or s'il y a une chose de sûr, c'est que le temps est une des rares choses que l'on ne peut pas perdre : vous pouvez perdre votre stylo, votre sac, l'idée que vous avez eu tout à l'heure ou même votre vie, mais votre temps non ! Pas besoin d'écrire là où on l'a rangé pour le retrouver, inutile de le mettre dans un coffre-fort pour que l'on ne vous le dérobe pas, pas de crainte à avoir en cas de cambriolage : il sera toujours là !
Proust est bien parti à sa recherche, mais il visait là le temps passé, le temps révolu, celui dans lequel nous nous noyons comme dans un brouillard. Il est allé fouiller les arcanes de ses souvenirs jusqu'à retrouver ce temps perdu.
Aujourd'hui, quand on parle de temps perdu, on parle de temps présent. 
Notre société est malade de « présentisme » : elle ne pense plus que dans l'instantané, dans l'immédiat, dans l'urgence. Mais est-ce encore de la pensée ? 
Si au moins, c'était de l'action, mais non : si l'on entend par action, capacité à entreprendre quelque chose, je crois que le plus souvent, ce n'est pas non plus de l'action, mais juste de l'agitation, de l'effervescence, de la dispersion. Les gens qui courent pensent qu'ils gagnent du temps. Mais pendant qu'ils courent, que font-ils d'autres que courir ? 


On ne gagne pas de temps, on ne perd pas de temps, on fait une chose ou une autre.
Quand je choisis de me déplacer plus lentement, comme je n'ai pas besoin de consacrer mon attention à mon déplacement, je peux profiter de ce temps pour lire, discuter ou simplement réfléchir. Qui gagne du temps ? Celui qui court ?

6 oct. 2009

NOUS VOULONS COMPRIMER LE TEMPS COMME NOUS AVONS COMPRIMÉ L’ESPACE


Nous sommes malades du temps(2)

J'en arrive à penser qu'après avoir comprimé l'espace, nous n'acceptons pas de ne pas réussir à comprimer le temps.
Depuis deux siècles, les distances physiques ont été progressivement presque supprimées. Avec la découverte de l'énergie et du moteur à explosion, l'espace physique s'est progressivement contracté. Il n'y a pas si longtemps, quitter son village était le début de l'exil, et on mourrait à une encablure de là où on était né.
Tout voyage était une aventure ; changer de continent, une exception. Aujourd'hui le transport aérien, les trains à grande vitesse et les infrastructures routières ont tout bouleversé. On ne parle plus en kilomètres mais en temps : Lyon n'est plus à 450 km de Paris, mais à deux heures. Ambivalence entre espace et temps…
Depuis vingt ans, et surtout depuis dix ans, les technologies de l'information sont venues dynamiter l'espace : les kilomètres n'existent plus et je peux parler à mon voisin numérique sans même savoir où il est.
D'ailleurs, la première question posée au téléphone est maintenant : « Tu es où ? ». L'espace physique s'est comme effondré sur lui-même, comme si nous n'occupions tous plus qu'un seul point, un seul lieu.

Inutile de demander à son correspondant : « Tu es quand ? », car tout se passe en direct. Avant, sur une lettre, il fallait spécifier la date à laquelle elle avait été écrite. Aujourd'hui l'écrit voyage à la vitesse de la lumière. Non seulement, l'espace n'existe plus, mais nous sommes tous synchrones.

A cet effondrement de la distance, à cette synchronicité de la communication, répond en écho une demande de voir le temps s'accélérer : nous supportons de moins en moins d'attendre ; nous acceptons de moins en moins que ce qui est immédiatement accessible virtuellement ne le soit pas physiquement ; nous confondons agitation et mouvement réel.
Cette évolution, je la constate tous les jours dans les entreprises. Plus elles deviennent globales (c'est-à-dire plus l'espace physique s'effondre et tend à devenir un point), plus elles ont ce rapport maladif au temps : tout est urgent ; toute personne qui ne court pas et n'est pas débordée est suspecte ; même en réunion, on doit lire ses mails et y répondre ; seul le présent et le court terme comptent…
C'est bien simple, alors que, jusqu'à ces dernières années, une grande partie de mon métier de consultant était de chercher à accélérer les processus et les changements, il est maintenant de chercher à les ralentir et à faire prendre conscience de l'inutilité de cette agitation !
Et ce n'est pas prêt de s'améliorer avec tous les produits financiers qui visent à tout anticiper et à contracter encore davantage l'espace-temps : du prêt simple aux produits d'arbitrage ; des bourses d'actions aux marchés de « future »… Nous voulons tout, tout de suite. 
Nous rêvons d'un temps construit à l'avance et qui ne serait que le déroulé de nos anticipations. Nous avons bien réussi à remodeler l'espace physique à coup d'autoroutes, d'aéroports et de fibre optique. Alors pourquoi pas le temps ?
(à suivre)

5 oct. 2009

ON CONFOND AGITATION ET PERFORMANCE

Nous sommes malades du temps (1)

« Vous comprenez, je suis obligé de courir de plus en plus, me disait-il en me coupant les cheveux. Tout va tellement vite. Si je manque une innovation, je vais perdre tous mes clients et je n'aurai plus qu'à fermer mon salon »
Je l'ai regardé interloqué : pensait-il vraiment ce qu'il était en train de me dire ? Oui visiblement, il pensait que, si son salon n'était plus à la pointe de la nouveauté, ses clients ne viendraient plus. Or il ne s'agissait pas d'un salon de haute coiffure ou extrêmement pointu. Non, c'était un salon plutôt mode, mais « normal », à proximité de la Bastille.
J'ai essayé de lui expliquer que je ne pensais pas que manquer une innovation était pour lui à ce point si critique (de quelle innovation parlions-nous d'ailleurs ? Un shampooing de plus ? Une nouvelle coloration ? Un ciseau révolutionnaire ?). Prenant mon cas en exemple, je lui indiquais que je venais simplement à cause de la qualité de l'accueil et de la coupe, et pas d'une innovation quelconque.
Il me fut impossible de le convaincre. Décidément, si même le propriétaire d'un salon de coiffure a peur que tout s'effondre aussi vite, nous sommes bien tous malades du temps.

Malades du temps. Partout, tout autour de moi, je ne vois que des gens en train de courir. Les directions enchaînent plan d'action sur plan d'action, et ne voit pas qu'à force de mouvement brownien, elles ne bougent pas et que rien ne se transforme : elles sont comme ces athlètes qui courent de plus en plus vite sur le stade, et passent de plus en vite au même endroit, elles tournent en rond. 
Cette agitation ne concerne pas que les directions, mais s'est propagée à l'intérieur des entreprises : partout, on sent une activité trépidante. Pas un bureau vide, pas une tête songeuse, personne ne traine devant la machine à café. Dès que l'on marche dans un couloir, on est bousculé par des gens qui courent en tous sens, les bras chargés de dossiers. En réunion, chacun a son blackberry et répond immédiatement au moindre message. Dès 8 heures le matin, l'effervescence commence et elle va durer jusqu'à 20 heures, voire au-delà.
Si agitation rimait avec efficacité, toutes les entreprises seraient performantes. Or souvent cette agitation rime avec moindre réactivité réelle, moindre compréhension de ce qui se passe, moindre rentabilité. Confusion entre activité et performance, agitation et progression…


La crise actuelle n'arrange rien, bien au contraire. Au lieu de se rendre compte que c'est parce que l'on a trop couru que l'on n'a pas vu les signes annonçant la crise, on court encore davantage. Le stress et la crainte pour la survie ne sont pas toujours de bons conseillers : la peur de mal faire et d'être distancé déclenchent des réflexes issus de nos cerveaux reptiliens.
Dernièrement, j'ai entendu à la radio une journaliste vedette, un de ceux qui enchaînent émission sur émission, dire : « Entre mon rôle de rédacteur en chef de mon journal et éditorialiste, et toutes les émissions auxquelles je participe, c'est bien simple, je n'ai plus cinq minutes de libre pour m'arrêter ». Il disait cela comme la preuve de sa performance et de son importance. Son interlocuteur en sembla d'ailleurs impressionné. En moi-même, je pensais : « Mais quand réfléchit-il ? Comment peut-il vraiment faire son métier d'éditorialiste et de journaliste en courant tout le temps de la sorte ? ».
(à suivre)

3 oct. 2009

AVEC LE TEMPS

En introduction d'une suite de trois articles à venir sur le temps, la chanson magique de Léo Ferré

1 oct. 2009

UNE QUESTION « SIMPLE » : QUI DÉCIDE ?

Répondre pour aujourd'hui est difficile, répondre pour demain est impossible


Supposons d'abord que nous sommes face au cas le plus simple : je suis seul à décider. Dans ce cas limite et un peu théorique, nous savons donc répondre à la question « qui décide ? ». La réponse est moi.

Certes, mais ma décision va reposer sur une interprétation, interprétation fonction de ma mémoire, de mon histoire et de ma perception de la situation. Comme mémoire et histoire se recomposent sans cesse, mon identité change continûment et de façon imprévisible : je ne peux pas savoir qui je serai vraiment demain, du moins pas assez précisément pour en déduire ce que je déciderai.

Ainsi ce « moi » qui décide n'est pas constant et est en évolution : je ne sais plus vraiment qui j'étais car ma mémoire fluctue, je ne sais pas vraiment qui je serai car cela dépendra ce qui va m'arriver. Donc si je peux éventuellement savoir qui est en train de décider en ce moment, je ne peux pas répondre pour dans quelques mois ou années.

Mais la plupart du temps, une décision est un processus collectif. C'est toujours le cas en entreprise : même quand la décision finale ne repose que sur une personne, elle a été préparée et orientée par le travail des autres.

Les incertitudes existant sur une décision individuelle sont alors considérablement amplifiées :
- Qui a participé, participe ou participera à la décision ?
- Comment identifier et pondérer toutes les parties prenantes ?
- Faut-il se limiter au périmètre stricto-sensu de l'entreprise, ou prendre en compte ceux qui, dans son environnement, peuvent intervenir : financiers, clients, régulateurs… ?
- Quels sont les impacts de l'histoire et de la culture collectives ?
- …
Il est extrêmement difficile de répondre à ces questions pour une décision en train de se prendre. C'est impossible de façon prévisionnelle : pensez à votre entreprise et essayez de savoir comment seront prises telle ou telle décision dans un mois ou trois mois. Vous ne pouvez pas répondre précisément. C'est évidemment pire à un an ou trois ans.

Comment donc savoir ce qu'une entreprise va décider à l'avance, si on n'est déjà pas capable de répondre à cette question : qui va décider ?